Un renvoi de JCM par Claude
Au commencement étaient les Touaregs…Par Pierre Prier Mis à jour le 31/01/2013 à 19:25 | publié le 31/01/2013 à 18:51
Leur surnom d'«hommes bleus», les Touaregs le doivent au turban indigo qui ceint leur tête et déteint sur leur visage. Crédits photo : © David Lewis / Reuters/REUTERS
Ce peuple d'origine berbère, présent au Mali, au Niger ou au Burkina-Faso, n'a jamais admis la domination noire consacrée par la décolonisation. Au printemps 2012, l'offensive de son aile laïque au nord du Mali a précipité l'ascension des islamistes.
Les nobles ont un caractère fier, des manières solennelles, la démarche lente. Leur stature est généralement haute, leurs membres maigres… leur teint blanc, mais plus ou moins basané par le soleil…» En 1863, l'explorateur Henri Duveyrier décrit ainsi les Touaregs, ce peuple étrange dont les vêtements, de loin, «leur donnent l'allure de fantômes noirs…» C'est le début d'une fascination qui dure encore. Les Touaregs se prêtent au mythe. D'origine berbère, ils sont vus comme musulmans mais modérément, peut-être anciennement chrétiens comme le montreraient la persistance du motif de la croix dans leurs bijoux et le bât de leurs chameaux. Ils vivent de rien sous les étoiles, ou bien de rapines, sont adeptes de la parité homme-femme, ils aiment la France et possèdent une écriture dont ils se servent avec parcimonie, et dont Henri Duveyrier veut croire qu'elle vient des hiéroglyphes de l'Égypte ancienne…
Tout cela est parfois vrai, ou à moitié, ou pas du tout, mais qu'importe. Longtemps, les Touaregs n'ont pas écrit leur histoire. «Ce sont toujours les étrangers qui l'écrivent, dit l'historienne Anne Saint Girons (*). Sans doute parce que ce qui fonde un peuple, c'est le mythe. Et parce que la cosmogonie dynamique des Touaregs s'accommode mieux du mouvement perpétuel qui refonde l'histoire à chaque répétition du conteur.»
Cette attitude est en train de changer avec la multiplication des blogs et des sites Internet édités par ceux qui préfèrent s'appeler les Kel Tamachek, «ceux qui parlent tamachek». Il s'agit d'une langue commune, avec des variantes, à un peuple réparti en cinq pays, principalement le Mali et le Niger, ainsi que la Libye, la Mauritanie et le Burkina Faso. Même leur nombre est incertain: 1,5 million en tout, si l'on en croit les statistiques officielles des différents pays. Non, 3,5 millions, dont 85 % au Mali et au Niger, disent des sources touaregs citées par Anne Saint Girons. Ils viennent probablement de Libye, et il est difficile de fixer leur arrivée dans les régions sahariennes. Le voyageur Henri Duveyrier a l'œil exercé. Il décrit, au XIXe siècle, une société à nulle autre pareille qui l'enchante par ses raffinements. Le chef, l'amenokal, gouverne par consensus et après de multiples consultations. Ce sont les hommes qui sont voilés d'un turban indigo qui déteint sur leur visage, leur valant le surnom d'«hommes bleus.» Et ce sont les femmes qui découvrent leur visage. La monogamie règne. Les femmes nobles ne travaillent pas. Elles savent lire et écrire, détiennent la richesse et surtout transmettent le nom et le statut. Le fils d'un noble et d'une roturière n'est pas noble, tandis que le fils d'une aristocrate et d'un roturier sera noble. Les femmes s'adonnent à la broderie, et à la musique. Le soir, elles chantent et jouent du violon local, donnant «des concerts en plein air auxquels les hommes assistent en silence.»
L'enseignement du tamachek
L'explorateur, qui écrit il y a cent cinquante ans, évite les clichés souvent partagés aujourd'hui. Le comportement réservé n'est pas l'apanage de tous les Touaregs, seulement celui des nobles. Les tributaires portent le même vêtement mais se distinguent par leur côté décontracté. Ils peuvent rire et plaisanter. La société est fortement hiérarchisée, mais complexe. Les redevances dûes par les tribus «vassales» consistent en lait, en animaux, vaches, moutons ou chèvres, sont versées de plein gré. D'ailleurs, comme ils peuvent travailler ou commercer, les tributaires sont parfois plus riches que les aristocrates. Les esclaves noirs fournissent le travail.
Que reste-t-il aujourd'hui de ces traditions? Les Touaregs ont pris de plein fouet les indépendances, les sécheresses et la modernité. En 1960, c'est pour eux la catastrophe. La France a tracé des frontières à grands coups de crayon, dans le sens vertical. Les tribus touaregs se retrouvent enclavées dans plusieurs pays qui sont gouvernés par les Noirs du Sud, qui forment le personnel politique. Même si les deux côtés s'en défendent, la mémoire de l'esclavage n'a pas disparu. Les nomades se retrouvent dirigés par des gouverneurs venus d'ailleurs. Une autre raison leur barre le chemin des responsabilités. Ils n'ont parmi eux pratiquement aucun cadre. «Notre peuple n'avait pas accepté l'école des Français», reconnaît Moussa ag Assarid, écrivain (**) et porte-parole en Europe du Mouvement national de libération de l'Azawad, la formation indépendantiste des Touaregs maliens «laïques». Les histoires abondent d'enlèvements d'enfants dans les campements par les autorités coloniales, pour les mener à l'école d'où ils s'évadaient aussitôt.
«La religion était en cause, mais aussi la volonté d'adhérer à un mode de vie. Nos ancêtres ne voyaient pas l'intérêt de l'école», ajoute Moussa ag Assarid. Résultat: 80 à 90 % des Touaregs sont encore analphabètes, dit l'écrivain. Les écoles publiques, où l'on est censé enseigner dans la langue maternelle majoritaire localement pendant les trois premières années, manquent de professeurs qualifiés en tamachek. Avec l'aide d'amis français, Moussa a créé récemment trois internats dans le nord du Mali, des écoles «ouvertes sur le monde» où l'on enseigne le tamachek et la culture touareg, l'histoire et la poésie, le français. Elles sont provisoirement fermées à cause de la guerre. D'autres initiatives existent au Niger, portées par l'État.
Une société fortement hiérarchisée
Les indépendances ont engendré presque aussitôt une série de révoltes. D'accords de paix rompus en représailles, elles ont abouti, au Mali, au conflit d'aujourd'hui. Écartés des processus de décision, les Touaregs maliens se sont soulevés dès 1963. Répressions et représailles ont aggravé le sous-développement. Les sécheresses successives ont achevé le travail. «La grande sécheresse de 1973 a été un choc immense pour les Touaregs, rappelle Moussa ag Assarid. Nous avons perdu jusqu'à 90 % de notre cheptel. Les nomades ont reflué vers les villes. L'État n'est pas venu à notre secours. Les aides versées par la communauté internationale ont souvent été détournées.»
Onze ans après, une nouvelle sécheresse contrarie les tentatives de retour au nomadisme. Aujourd'hui, dit l'écrivain, 70 % des Touaregs sont encore nomades. Mais ils se déplacent sur des parcours plus restreints. Nombre d'entre eux se sédentarisent, habitent en ville, où ils exercent tous les métiers, de commerçants à gardiens en passant par journaliste, et possèdent des troupeaux qu'ils font garder par des bergers. Mais «le nomadisme se meurt», reconnaît l'écrivain, miné par l'insécurité et par la modernité. «Les tourbillons de la mondialisation ont aussi soufflé dans le désert. Beaucoup de jeunes veulent vivre comme dans l'univers de la consommation et d'Internet.» La femme reste le pilier de la société, mais là aussi la vie moderne et l'importance croissante de la religion mettent à mal les traditions.
Les hiérarchies ont été bousculées. Les chefs, supplantés par des gouverneurs envoyés par les pouvoirs centraux, ont perdu de leurs pouvoirs. Les défaites ont poussé des jeunes à émigrer vers la Libye et à s'enrôler en masse dans les légions de Kadhafi. Ils ont inventé un nouveau personnage, un Touareg débraillé, portant un petit turban à la place du voile traditionnel. Ils se sont appelés «Ishumar», un mot dérivé de «chômeur», une sorte d'accès à la modernité par la dérision.
Désirs d'autodétermination
Les chefs avaient toujours compté sur les Français. Ils leur avaient fait la guerre et l'avaient perdue. D'où leur incompréhension quand la France «donna le tambour aux Noirs.» Chez les nomades, le tambour traditionnel est le symbole du commandement. Qu'on puisse désigner un vainqueur sans combat les dépassait. Des dizaines de chefs coutumiers de la boucle du Niger ont envoyé une supplique à «Sa Majesté Monsieur le président de la République française», dans laquelle ils demandaient d'être «séparés politiquement et administrativement et le plus tôt possible» des futurs États noirs.
Ils voulaient être inclus dans un Sahara français. En 1995, à la fin d'une des révoltes des Touaregs du Niger, on entendait encore des leaders faire référence à l'OCRS (Organisation commune des régions sahariennes), projet éphémère d'un État touareg concocté à Paris - puis oublié. Aujourd'hui, le rêve a été mis entre parenthèses, les soulèvements sont nationaux, mais les indépendantistes veulent toujours mettre la France de leur côté. Un chapitre nouveau des relations complexes entre la France et les hommes bleus est peut-être en train de s'écrire. Le MNLA entend profiter de la déroute des islamistes, touaregs ou arabes, et compte sur la France pour appuyer ses désirs d'autodétermination auprès du gouvernement malien. «C'est en 1960 que nous avons vraiment été colonisés», dit Moussa ag Assarid, le porte-parole du MNLA. Il a été ravi d'entendre jeudi le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, prononcer le nom du nord du Mali en tamachek, l'«Azawad».
(*) Anne Saint Girons, «Les Rébellions touarègues», Ibis Press
(**) Moussa Ag Assarid et Nathalie Valera Gil «Y a pas que du sable dans le désert», Presses de la Renaissance