ROLAND GARROS
UN VOL DE LEGENDE... Il y a 100 ANS
Il y avait à peine Quarante-cinq mois que Louis Blériot franchissait les 39km de la Manche sur son Blériot XI, cet exploit étant salué par la presse internationale comme une étape décisive de l’histoire de l’aviation, et de l’Histoire tout court: l’Angleterre n’est plus une île, disait-on alors...
Mais au matin du 23 septembre 1913, sur l’aérodrome naval de Fréjus, devant le hangar, des officiers de Marine du service de l’aviation, des matelots de la station et du croiseur Foudre, quelques correspondants de presse, très peu de civils, une équipe de pionniers s’affaire…. Les marins ouvrent les portes du hangar et aident Jules Hue, le fidèle mécano, à sortir un petit monoplan, net et reluisant, avec lequel Roland Garros va tenter, la traversée aérienne de la Méditerranée: quelques 800 kilomètres au-dessus de la grande bleue, sans escale. C’est dire les progrès accomplis en si peu de temps.
Malgré ses 25 ans (qu’il n’atteindra que le mois suivant), le jeune aviateur a déjà une carrière particulièrement riche et bien remplie. Né le 6 Octobre 1888 à Saint Denis de la Réunion, son enfance s’est déroulée au soleil de son île natale puis à SAÏGON, où son père est avocat. Il est rapidement devenu autonome, car ses parents ont dû l’envoyer seul en métropole afin de poursuivre ses humanités, au collège Stanislas à Paris puis à Cannes et Nice, avant de revenir sur la capitale pour ses études de philosophie au lycée JANSON de SAILLY.
Après sa sortie de HEC (promotion 1908), il a très vite abandonné son commerce d’automobiles, monté au pied même de l’Arc de Triomphe avec l’aide financière du père de son ami d’HEC Jacques QUELLENNEC. En effet, son père, qui veut le voir devenir avocat, lui avait coupé les vivres… Il s’adonner à sa nouvelle passion: l’aviation. Six mois d’une tournée triomphale d’exhibitions aériennes en Amérique du Nord en feront l’un des aviateurs les plus accomplis de sa génération, qui, en peu de mois, collectionnera records et exploits, tout en se révélant le théoricien de l’excédent de puissance et de la qualité de vol que son ami l’ingénieur Raymond Saulnier mettra en pratique, notamment sur ce Morane-Saulnier type H qui doit aujourd’hui l’emmener en Afrique du nord.
Fréjus, point de départ…
En compagnie de son amie Marcelle Gorge, il a débarqué la veille, le lundi 22 septembre à la gare de St-Raphaël de l’Express de 12 h 55. Ils se sont immédiatement rendus au Camp de la Marine de Fréjus où Jules les attend auprès du Morane H, fin prêt. Le ciel est si pur, si calme (cela fait plusieurs semaines qu’on attendait ce beau temps !) que Roland
est tenté de partir sur le champ, mais la crainte d’arriver dans l’obscurité le retient.
Eh bien, Jules, ce sera pour demain... ou pour dans quinze jours ! (Le samedi 27, il a en effet un engagement pour le meeting de Reims.)
Quand il sera prisonnier de guerre en Allemagne, il écrira dans ses Mémoires griffonnés sur un cahier d’écolier :
« Je passais le reste de la journée dans une sorte de recueillement - Je me rendais parfaitement compte du danger - En déduisant la traversée de la Sardaigne, j’allais passer 5 ou 6 heures en pleine mer - Là, en cas de panne, aucun espoir - Au bord de cette Méditerranée familière, dans cette beauté ruisselante de lumière, où vivre est une volupté, c’était une impression étrange de penser que le lendemain, peut-être, j’allais disparaître - Et pourquoi ? Par luxe, pour vivre une jolie aventure - quitte à en mourir - Je me couchais tôt, sans sommeil - Il me semblait rêver - J’imaginais avec une lucidité particulière mes impressions du lendemain, au départ, en voyage, à l’arrivée, ou... en cas d’accident - J’étais presque étonné de sentir comme tout cela serait simple - En décidant cet effort, j’avais pris un grand élan ; et voici que j’arrivais sur l’obstacle porté, poussé par des forces inconnues et je me regardais passer, comme si c’était un autre - Ces réflexions alternaient avec des visions où se résumait mon enfance - Enfin, je m’endormis ».
Le ciel est encore noir lorsque son réveil sonne. Il se lève et se prépare avec soin. Les moindres négligences, explique-t-il, un linge ou une chaussure qui gêne ou qui protège mal ; une collation insuffisante ou indigeste, sont autant de fissures par où se perdra... peut-être la dernière parcelle d’énergie dont on aura besoin. Dans l’automobile qui les conduit à l’aérodrome et traverse Saint-Raphaël encore endormie, dans ce moment ingrat de l’engourdissement matinal, il pense aux impressions du condamné que l’on mène à l’échafaud...
Le temps est manifestement favorable. Marcelle est à ses côtés, discrète, seule femme présente au milieu des militaires. Par dessus son costume de ville (ne pas oublier la cravate !), enveloppé de chandails, de feuilles de papier journal, de chaussettes en soigneuses couches superposées, l’aviateur va revêtir une combinaison imperméable. Et se coiffer d’un chaud passe-montagne. Dernier détail : deux montres bracelets dont la Cartier que Willis Mac Cormick, le président de la Queen Aviation, a offert à ses aviateurs à leur retour de la tournée du Brésil et d’Argentine. Au poignet gauche, l’heure française; l’autre, il la réglera sur midi à l’heure exacte du décollage. Ainsi, finis ces calculs permanents qui accaparent l’esprit : un simple coup d’œil aux cadrans et il aura instantanément son temps de vol exact et donc sa consommation de carburant.
Avant de partir, il ne manque pas de rédiger pour ses amis journalistes à Paris un certain nombre de télégrammes. À Tunis aussi, où, annonçant son départ à La Dépêche tunisienne, il demande qu’on lui prépare un ravitaillement en essence et en huile pour qu’il puisse poursuivre son voyage en direction d’Alger.
S’il a gardé jusqu’à présent le silence sur ses projets, il entend désormais donner le plus de publicité, le plus d’éclat possible à ce voyage.
C’est l’image même de l’aviation qui lui paraît en jeu. Et il fait preuve, comme on dirait de nos jours, d’une connaissance aiguë des médias car les destinataires de ces dépêches ne sont autres que des gens comme Paul Rousseau, du Temps, Frantz-Reichel du Figaro, Henri Desgrange de l’Auto (L’inventeur du Tour de France)... À tous, à peu de choses près, le même texte très court que celui reçu par Jacques Mortane dans la salle de rédaction de l’Excelsior qui s’enfièvre tout d’un coup : « Je pars pour Tunis à 6 heures. Vous enverrai des nouvelles. Amitiés. Garros ».
Puis, c’est le départ : comme toujours dans les Mémoires, la plus grande sobriété :
Tout avait été minutieusement préparé, il ne restait plus qu’à partir. Ce fut simple comme je l’avais imaginé... Un adieu bref aux officiers, à une amie; puis la voix traînarde de Jules prononçant l’habituel :
-Contact...
-Voilà...
Le Morane s’ébranle lourdement, il a pourtant été chargé au plus juste mais il emporte tout de même 200 litres d’essence calculés pour huit heures de vol, à vingt-cinq litres à l’heure. Il décolle enfin.
Il est 5h 47…
Fréjus, 23 septembre 1913 à 5h47
C’est parti pour la première traversée aérienne de la Méditerranée…
L’aventure solitaire de l’aviateur commence. Mais déjà, à travers la France, dans toutes les salles de rédaction, dans certains ministères, dans la rue aussi, c’est le branle-bas de combat.
Pierre Baudin, le ministre de la Marine lui-même qui se trouve précisément dans une villa de Saint-Raphaël, s’est fait personnellement tenir au courant du départ. Et pour cause ! Un ami de Garros, Léon Barthou (le fils de Louis BARTHOU, ministre de la IIIème République et né à Oloron Ste Marie), Président de l’Aéro-club et chef de cabinet du Président du Conseil, contre l’avis de Roland, s’est entendu avec Baudin pour que, dès le décollage, des torpilleurs basés à Tunis soient avertis par T.S.F. de prendre le large pour se tenir sur le passage de l’aviateur.
Son plan de route est simple 800 km au-dessus de la Grande Bleue. Sous ses yeux, une carte à grande échelle: de Fréjus à Tunis, un trait rouge sur lequel il a inscrit des jalons horaires. En passant au bout de cinq heures sur Cagliari (où l’attend éventuellement son mécanicien assistant Pierre Schock), il lui restera trois heures d’essence pour les quelque 225 kilomètres restant, soit une marge de sécurité d’une heure sur trois. Il s’est promis d’atterrir à Cagliari s’il devait y arriver avec plus d’une demi-heure de retard sur son horaire.
Garros est parti à la boussole, celle que lui a prêtée son ami Audemars. Cap au S-E, droit sur la Corse. Tout en montant graduellement, il a rapidement atteint quelques centaines de mètres et, retourné sur son siège, il contemple longuement l’Estérel mauve sombre émergeant d’une mer pâle et lisse; la Riviera s’étendant à perte de vue sous un voile de vapeur, léger et nuancé.
À 1.000 mètres, il aperçoit déjà les sommets de la Corse et peut reprendre la navigation à vue pour contourner l’île par l’Ouest et rattraper sa ligne de vol. Il est maintenant en l’air depuis plus d’une heure, dans le glissement doux des ailes dans l’air frais.
Tout d’un coup, un éclatement sinistre de métal brisé, un ébranlement de tout l’appareil. Sur le capot, une bosse est apparue. De la tôle percée, des gouttes d’huile noire jaillissent, que le vent de l’hélice lui projette à la figure. Instinctivement, Garros vise la terre. Il se sent perdu. Mais s’il émet un cognement régulier, le moteur, (un moteurs en étoile à cylindres rotatifs de marque Gnome-Rhône de 80 chevaux, réputé pour sa légèreté) continue à tourner... L’aviateur a réduit le régime moteur au minimum et continue son crochet vers la terre.
J’arrivai enfin en vue d’Ajaccio, et il dépendait de moi de terminer l’aventure. Mais ce serait lamentable de terminer ainsi. Il tiendra bien quelques minutes encore, jusqu’à la Sardaigne. Là, j’aurai deux heures, au-dessus de terre, pour l’observer à l’aise. Il décide donc de continuer vers le sud.
Garros aborde la Sardaigne à 1.500 mètres d’altitude. Il rencontre des remous dans les nuages. Il est contraint de descendre à environ 800 mètres. Un vent debout le retarde encore. Au sol, les fumées se contrarient, la direction du vent est incertaine. Il fait à peine du 100 à l’heure par rapport au sol, avec un appareil qui vole à 125 le vent contraire est donc de 25km/h. Le moteur continue de tourner avec son horrible cognement, mais régulièrement. La traversée de l’île, expliquera-t-il à Mortane, « fut laborieuse et pénible ». Mais voilà enfin Cagliari, là où l’attend Pierre Schock. C’est le moment décisif des calculs. Il a volé près de cinq heures, au lieu des quatre heures et demie primitivement prévues. Son moteur doit consommer encore vingt-cinq litres avant l’arrivée, et il songe à la consommation variable selon l’atmosphère et encore faut-il compter avec l’évaporation…
Il a un court moment d’hésitation. Tout en calculant de tête sa réserve de carburant, il cherche au sol les signaux de son mécanicien. Aveuglé par le soleil, il ne voit rien. Mais, atterrir serait mutiler cette traversée, abîmer un rêve. Pierre LEOTARD