Soixante-dix ans après la mise en fabrication du fusil d'assaut de Staline, le groupe Kalachnikov va être privatisé ! Ironie de l'histoire pour l'arme de la puissance soviétique, devenue celle des djihadistes...Ce fut une rude leçon pour les Américains. On était au début de la guerre du Viêtnam. Le 28 décembre 1964, deux régiments du Viêt-Cong communiste (le pays était alors coupé en deux) avaient surgi de la jungle pour envahir un camp de l'armée sud-vietnamienne dans le delta du Mékong, non loin de Saigon, à Binh Gia. En trois jours de combats, plusieurs bataillons de rangers sudistes furent anéantis. «Défaite de mauvais augure », commenta le général Westmorland que l'Amérique avait envoyé au Viêtnam.
C'est là que les Américains découvrirent, pour la première fois, la redoutable efficacité d'une arme que la Russie soviétique et la Chine populaire livraient en masse à leurs partisans du Viêtnam: le fusil d'assaut AK-47. Alors que les Sud-Vietnamiens se battaient avec des carabines d'assaut et des fusils semi-automatiques qui dataient de la guerre du Pacifique, le Viêt-Cong se servait d'une arme neuve, robuste, tirant par rafales des munitions puissantes. L'AK-47 venait d'entrer en scène et de faire la différence.
Défiés, les Américains prirent leur revanche dix mois plus tard. À la fin du mois d'octobre 1965, une brigade de la 1re division de cavalerie américaine (la célèbre First Cav) se trouvait en mauvaise posture sur les hauts plateaux du centre du Viêtnam, à Pleiku. Le le' bataillon du 7 régiment de cavalerie contre-attaqua avec ses hélicoptères; il prit les Nord-Vietnamiens à revers et leur brisa les reins. Westmorland se rendit sur place pour féliciter ses hommes. Il demanda au colonel qui les commandait les raisons de son succès; celui-ci en retint deux: « Des soldats courageux et le M16. »
Le Colt Mi6 était le tout nouveau fusil d'assaut américain, la réplique tardive à l'AK-47. Les GIs et les marines utilisaient alors le M14 semi-automatique, très précis mais trop lourd pour des combats livrés en pleine brousse. Or, ce M16 au calibre innovant (5,56 millimètres) et nettement plus léger que l'"AK" n'était encore qu'à l'essai. Après le test réussi de Pleiku, il fallut deux ans pour en équiper complètement les Américains et une année de plus les Sud-Vietnamiens. Ils avaient vingt ans de retard sur la sortie du fusil d'assaut soviétique!
L'AK-47 aura soixante-dix ans cette année. Sa marque "soviétique" est effacée depuis longtemps, c'est devenu une arme de guerre universelle fabriquée partout (même aux États-Unis!). Et comme pour boucler la boucle, on a annoncé, le 6 février dernier, la privatisation du groupe industriel Kalachnikov, qui le produit toujours en Russie: le holding d'État Rostec ne détient plus qu'une minorité de blocage dans le capital. Le fusil d'assaut de Staline usiné par des investisseurs capitalistes!
Cette histoire remonte à la mi-juillet 1943, quand le destin de la Wehrmacht fut scellé lors de la bataille de Koursk après sa défaite à Stalingrad; c'est en effet à cette date que l'état-major soviétique examina un fusil allemand saisi à l'ennemi qui lui était encore inconnu. En 1941, les Allemands avaient été impressionnés par le pistolet-mitrailleur soviétique PPSh-41, dont le chargeur "camembert" contenait 71 cartouches de 7,62 millimètres, quand leurs propres armes n'en comptaient que 5! L'avantage était énorme. Mais, depuis, les armuriers allemands avaient fait de gros progrès et c'était au tour des Soviétiques d'être impressionnés par l'arme qu'ils découvraient: un StG42, à munitions de 7,92 millimètres, avec chargeur de 30 cartouches. Un Sturmgewehr (abrégé en StG), littéralement un "fusil-tempête". Sa puissance de feu ferait peser une menace directe sur l'infanterie soviétique lors des offensives à venir.
Coup de chance, Hitler, à qui l'arme avait été présentée, ne l'aimait pas —pour des raisons mystérieuses. Le StG42 ne fut donc produit qu'à 10000 exemplaires en 1942 et 1943. Ses fabricants insistèrent, le modifièrent légèrement pour pouvoir en changer la désignation; il devint le MP43, puis le MP44, Hitler fut alors convaincu et il donna l'ordre d'en équiper massivement la Wehrmacht, mais il était trop tard...
L'inventeur de ce premier fusil d'assaut, Hugo Schmeisser, était lui-même fils d'armurier. Il travaillait sur ce projet depuis 1938. L'arme devait être en bois, en acier, en tôle emboutie, avec un nombre limité de pièces pour faciliter son entretien; sa cartouche était plus courte qu'une munition classique pour en augmenter le nombre dans le chargeur sans alourdir l'arme pour le combattant; son principe de fonctionnement consistait à récupérer les gaz émis au moment du tir afin d’entraîner les cartouches suivantes du tir en rafale.
Le Sturmgewehr n'ayant pu sauver la Wehrmacht, les Américains occupèrent la Thuringe, le 3 avril 1945, et en particulier l'usine de Suhl où ces fusils étaient fabriqués par plusieurs milliers de prisonniers. Schmeisser attendait à son bureau. Les officiers de renseignements américains et britanniques le "débriefèrent" pendant plusieurs semaines. Mais la Thuringe faisait partie de la zone d'occupation des Soviétiques (elle fut intégrée à l'Allemagne de l'Est) et ceux-ci pillèrent tout ce qui se trouvait dans l'usine. Ils saisirent 10000 documents sur le fusil d'assaut, en fabriquèrent eux-mêmes une cinquantaine et ils emmenèrent Hugo Schmeisser en URSS.
Il y retrouva une quinzaine d'ingénieurs allemands également capturés qui travaillaient sur les mêmes fabrications au service de l'Armée rouge. Leur usine était située à Ijevsk, au pied de l'Oural, bien loin à l'est de Moscou; on y avait produit plus de 12 millions d'armes individuelles depuis 1943 ! Schmeisser y demeura jusqu'en 1952, quand, libéré, il put rentrer en Allemagne de l'Est (il mourut l'année suivante, à 68 ans). Mais il n'y avait pas que des Allemands dans le bureau d'études spéciales de l'usine d'Ijevsk. Il s'y trouvait aussi un soldat courageux de l'Armée rouge, un sous-officier blessé à la bataille de Briansk, au début de la guerre germano-soviétique, qui devait se révéler être un as de la mécanique et du dessin industriel.
Il s'appelait Mikhaïl Kalachnikov. Il avait également étudié de près le Sturmgewehr MP44. Et.il dessina à son tour un fusil d'assaut, l'AK-47, dont le nom signifiait Avtomat Kalashnikova modèle 1947. Staline fut enthousiaste : il avait son fusil et son héros. « Avant de concevoir un nouveau modèle, la première chose consiste à examiner ce qui existe déjà dans ce domaine », confia plus tard l'inventeur.
En fait, son fusil s'inspirait directement de son aîné allemand, dont le concepteur travaillait à son côté. Mais il avait quelque chose de plus: sa simplicité d'emploi. Accessible à tous et presque sans entraînement préalable, son démontage et son remontage très rapides (il ne comporte que huit pièces), sa rusticité — son canon et sa culasse étant chromés —, il résistait à tout, et notamment à l'humidité, avec de rares incidents de tir. Les prototypes sortirent des ateliers en novembre 1947.
Staline comprit qu'il tenait là une arme politique peut-être aussi redoutable que l'arme atomique, en ce sens qu'elle allait lui permettre de rassembler toutes ses armées avec le même fusil sous le même drapeau: l'Armée rouge et toutes les forces des pays de l'Est (le futur pacte de Varsovie). Après lui, Khrouchtchev et ses successeurs prolongèrent la doctrine: ils firent de la kalachnikov AK-47 la signature des vassaux de l'Union soviétique, des guérillas et rébellions communistes de la planète, l'arme unique de la "révolution" et de la guerre froide. Cuba, Amérique latine, Moyen-Orient, Viêtnam, Afghanistan...
Mais après l'effondrement de l'empire soviétique, elle tomba aux mains des gangsters, des trafiquants, des pirates, des terroristes, des djihadistes. Les tueurs des jeux Olympiques de Munich avaient une "AK" au poing, les frères Kouachi à Charlie Hebdo aussi, et Ben Laden avait sa "kalach" auprès de lui. Mais, signe des temps, il a été tué par une balle de fusil d'assaut Colt CM901, tirée par un commando des Seals américains. Construite à 100 millions d'exemplaires, la "kalach" appartient désormais à une autre époque.
François d'Orcival