C'est une honte que notre A400M soit mêlé
Toute l'affaire avec tableaux
Le parquet national financier enquête sur des soupçons de favoritisme et de trafic d’influence au sein de l’armée française. Au cœur de ses investigations : les contrats de sous-traitance du transport aérien.
Chargement de l'avion-cargo Antonov 124, affrété par la société ICS, ici en 2012. © AFP / Christophe PATENAIRE / EMA
par Benoît Collombat et Geoffrey LivolsiC’est une véritable "bombe judiciaire" au sein de l’armée française.
Favoritisme, irrégularités sur les marchés publics, usage de faux, et même trafic d’influence… La liste des soupçons sur lesquels enquête depuis l’été 2017 le Parquet national financier (PNF) agite le ministère des Armées. Le 10 octobre dernier, les enquêteurs de la brigade de répression de la délinquance financière ont perquisitionné l’état-major des armées de Villacoublay, une opération sans précédent au sein de la "grande muette". Les enquêteurs saisissent ce jour-là, les serveurs et ordinateurs du Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA), en charge de la logistique des "opérations extérieures" (appelée les OPEX dans le langage militaire), c’est-à-dire les interventions militaires menées par la France à l’étranger.
Des contrats opaques
Dans le viseur de la justice : les contrats passés entre l’armée et la société française, International Chartering Systems (ICS) pour la sous-traitance du transport militaire aérien.
Selon nos informations plusieurs hauts gradés seraient soupçonnés par le PNF d’avoir favorisé l’obtention de marchés pour l’affrètement d’avions cargo depuis 2012. L’ancien chef d’état-major du CSOA, le Colonel Philippe Rives et le lieutenant-colonel Christophe Marie du Commandement des Opérations Spéciales (COS) seraient dans le collimateur de la justice, ainsi que plusieurs autres hauts gradés.
Des pratiques opaques auraient notamment permis à la société ICS de décrocher entre 2012 et 2016, plus de 200 millions d’euros de contrats avec le ministère de la Défense dans le cadre du transport stratégique aérien, c’est-à-dire le transport de la logistique (hélicoptères, véhicules armés, équipements…) nécessaire aux opérations militaires. Des contrats qui ont prospéré depuis 2011 pour les sociétés privées, à qui l’armée sous-traite une partie de ses missions : retrait d’Afghanistan, intervention au Mali, en Centrafrique et en Irak. Près de 200 millions d’euros sont versés chaque année à des sous-traitants pour assurer les OPEX.
ICS : la société favorite de l’armée
Tout commence en février 2011. Le Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA) attribue à la société ICS le principal marché du transport stratégique qui lui assure un minimum de 10 millions d’euros par an.
Cette société, créée en 1985, est depuis 2009 dirigée par Philippe de Jonquières. Elle a notamment rendu de grands services lors d’interventions sensibles, comme en 1994 lors de l’opération Turquoise au Rwanda, alors en plein génocide. En 2010, la société réalise seulement 14 000 euros de bénéfice. Trois ans plus tard, elle en réalisera 4 millions d’euros, avec pour seul client l’armée française.
Comme toutes les autres sociétés du secteur, ICS à recours à des fournisseurs d’avions militaires, dont la plupart sont des sociétés de l’ancien bloc soviétique. En effet, le plus gros avion pour le transport stratégique, l’Antonov-124, est de fabrication ukrainienne. Il peut transporter jusqu’à 100 tonnes de fret sur de longues distances et s’adapte à tous les terrains. Seul problème, l’avion n’est plus fabriqué depuis 1995. Seulement une quinzaine d’appareils sont disponibles à la location à travers le monde.
Recours obligé à la sous-traitance
Si la France recourt à la sous-traitance, c’est que l’armée ne dispose pas d’assez d’avions gros-porteurs. Le programme d’A400M lancé par l’avionneur européen Airbus a subi de nombreux retards. L’A400M ne peut transporter que 30 tonnes. En réalité, l’armée ne peut couvrir au mieux qu’un quart de ses besoins en matière de transport stratégique. L’inflation des OPEX n’a fait qu’aggraver le recours aux opérateurs privés.
La société ICS contracte avec Transaviaexport (Biélorussie), Flight Unit 224 (Russie), Ukraine Air Alliance (Ukraine) et Aviacon Zitotrans (Russie) pour offrir au ministère des Armées un large choix d’avions pour le transport militaire dont l’Antonov-124.
Le marché noué avec ICS est un marché à bons de commande, c’est-à-dire que la société ne facture au ministère que les heures de vol effectuées. Normalement, le ministère est censé privilégier le contrat SALIS (Solution intérimaire pour le transport aérien stratégique) négocié par 17 pays de l’OTAN à des prix plus compétitifs. Selon les données de l’état-major des armées, le coût de l’heure de vol est de 36 000 euros via SALIS et à 86 000 euros via ICS. Pourtant de 2012 à 2015, le ministère des Armées va privilégier le recours au contrat ICS, bien que cela lui coûte deux fois plus cher.
Un mystérieux corbeau
En octobre 2016, la Cour des comptes est la première à relever des "
anomalies" dans le recours régulier à ICS. Le ministère de la Défense, alors dirigé par Jean-Yves Le Drian est informé, mais aucune procédure interne n’est déclenchée. Contacté, l’ancien ministre de la Défense, n’a pas souhaité répondre. Quelques mois plus tard, un courrier de dénonciation est envoyé par un mystérieux corbeau à la presse, au ministère de la Défense et à des sociétés concurrentes. Le dossier finit par atterrir sur le bureau des juges. À l’intérieur se trouvent des documents internes à ICS et des échanges de mails avec des responsables de l’état-major. "
Une entreprise de déstabilisation orchestrée par un ancien salarié", pour le patron d’ICS, Philippe de Jonquières. Dans le petit milieu des entreprises privées qui concourent aux marchés du CSOA - elles sont une dizaine - les concurrents se frottent les mains, mais s’inquiètent de voir la justice s’intéresser à ce marché. "
C’est un marigot fait de contrats opaques, de clientélisme et de menaces contre ceux qui osent parler" commente le responsable d’une entreprise du secteur.
Les dysfonctionnements au sein du transport stratégique attisent la curiosité du député LR François Cornut-Gentille, qui publie en mars 2017 un rapport de la Commission des finances sur le sujet. "
On a eu du mal à comprendre les prix, qui sont difficilement explicables, commente le député.
Curieusement, l’armée française utilise ICS qui est beaucoup plus cher. J’ai été assez saisi devant l’inertie des états-majors, du ministère. En dépit des questions qu’on a formulées, on n’a eu aucune explication claire." Les premières révélations dans
Le Monde sur l’affaire inquiètent la hiérarchie militaire dès mai 2017. Dans un compte-rendu d’une réunion à Villacoublay entre les responsables du CSOA et ceux d'ICS, l’état-major assure la société de "
la forte implication des personnels dans la résolution de la crise médiatique" Et les militaires appuient en évoquant "
la nécessité d’être irréprochables (…) pour ne pas prêter le flanc à la critique."Des messages confidentiels
Irréprochables… Les militaires ne semblent pas l’avoir toujours été comme en attestent de nombreux documents que nous avons pu consulter. C’est au moment où le marché du transport stratégique est à nouveau confié à la société ICS en janvier 2015, que les premiers soupçons apparaissent.
La société DAHER, concurrent d’ICS décide de saisir le ministère des Armées comme en attestent des échanges de courriels auxquels nous avons pu avoir accès. "
Nous souhaitions avoir accès au rapport d’analyse des offres, explique un responsable de la société DAHER sous couvert d’anonymat.
Notre offre nous semblait plus compétitive. Nous n’avons pas compris le choix d’ICS." Dans un échange de courriels du 12 janvier 2015, le lieutenant-colonel Philippe Caussade informe le général Philippe Boussard, l’un des responsables du CSOA, de la procédure en cours. Le lieutenant-colonel met en copie de son mail plusieurs hauts responsables militaires, dont le chef d’état-major Philippe Rives. Apparemment surpris par la contestation d’un concurrent d’ICS, le militaire ne cache pas ses inquiétudes et son irritation. "
Ce marché étant qualifié de sensible, nous espérons ne pouvoir communiquer que le strict minimum [au concurrent d’ICS, ndr]
, écrit le lieutenant-colonel
. Le ton de ce courrier est clairement agressif et va largement tendre les rapports avec cette société qui postule régulièrement à de nombreux marchés du ministère de la Défense".Plus étonnant encore, quelques heures après l’envoi de ce mail, le chef d’état-major Philippe Rives, transfère le courriel au patron d’ICS en prenant soin de passer auparavant par deux adresses mails tampons. Il ajoute ce message : "
Pour ton information".
Il ne s’agit pas d’un exemple isolé. Selon nos informations, le colonel Philippe Rives va transférer à ICS de nombreuses informations internes au ministère de la Défense concernant le transport aérien. En janvier 2015, puis en juin 2015, le chef d’état-major va envoyer à Philippe Rives des échanges internes à l’armée ou encore un compte-rendu confidentiel d’une réunion de l’OTAN. Des pratiques désormais dans le viseur des enquêteurs.
Cette proximité entre le colonel Rives et ICS ne s’arrête pas là. Car en décembre 2015, lorsque Philippe Rives prend sa retraite militaire, il est recruté dans la foulée… par ICS. Un recrutement pourtant interdit par la loi et qui doit normalement faire l’objet d’un contrôle de la commission déontologique des militaires, chargés d’éviter les conflits d’intérêts dans le cadre des secondes carrières de militaires. Contacté, l’intéressé répond : "
Je n’ai rien à me reprocher sur ce dossier. Et j’ai quitté ICS en fin d’année dernière". Petits arrangements entre amis
Le Colonel Rives, n’est pas le seul à s’être activé au sein de l’état-major pour ICS, comme le montrent de nombreux échanges de courriels que nous révélons.
Ainsi, en janvier 2015, le commissariat de l’opération Barkhane, Christian Niaux, écrit un courriel à Philippe de Jonquières concernant le contrat de fret au Mali. Ici, on parle de transport tactique, c’est-à-dire le transport de matériel et de soldats entre les bases militaires à l’étranger.
Le renouvellement semble acquis pour ICS, car le militaire évoque en ces termes le marché : "
Si vous souhaitez le garder, il vous est acquis". Et il poursuit : "
Je m'inscris dans une démarche "gagnant-gagnant" : vous êtes là pour répondre à mes besoins et je dois aussi prendre en compte vos contraintes". Si le renouvellement semble acquis, c’est que les appels d’offres du transport tactique ne répondent pas aux règles de transparence des marchés publics.
En novembre 2015, la société ICS perd cette fois un appel d’offres lancé dans le cadre des forces spéciales au Sahel - l’opération Sabre chargée de la lutte contre le djihadisme. Mécontent, le patron d’ICS tente d’obtenir une remise en question du choix auprès du militaire en charge du dossier. Le 24 novembre 2015, ce haut gradé lui répond sans détour :
- "Monsieur, Vous semblez ne pas maîtriser le dossier. Aussi, je vais vous répondre point par point. Si l’on ne prend que le prix à l’heure de vol, votre offre était de toute manière supérieure à celle du premier. C’est pourquoi votre offre ne sera pas réétudiée. Vos intimidations ne servent à rien. Je suis impartial. Je n’ai pas de leçons à recevoir. Si vous avez des doutes ou des preuves, vous pouvez toujours effectuer une action en justice contre le ministère de la Défense."
Mais Philippe de Jonquières ne se démonte pas. Il prend rapidement contact avec l’état-major des armées à Paris pour exprimer son mécontentement. Le 1er décembre 2015, dans des échanges de courriels, le lieutenant-colonel Christophe Marie l’assure de son soutien :
- "Salut Philippe. J’espère que cette situation évolue favorablement vers l’intégration d’un prestataire parfaitement clair. Je le nomme pas… mais on le connait.
Dans un autre courriel, ce lieutenant-colonel va encore plus loin :
- "Philippe, je te demande d’être patient et de ne pas jeter l’éponge tout de suite. Je reste confiant. Il faut que l’on trouve la solution pour introduire le bon prestataire. Sans rien promettre, nous étudions comment obtenir une remise en question du marché."
"Le bon prestataire"… autrement dit : ICS. Finalement, la manœuvre n’aboutira pas. Mais ICS va récupérer d’autres contrats au Sahel grâce à l’activisme de certains membres de l’état-major.
Des transferts d’argent vers Singapour
Certains mouvements financiers intriguent également la justice. Ainsi en septembre 2014, ICS crée à Singapour une filiale sous le nom d’ICS Air Cargo Pte Ltd. Selon des documents exclusifs issus du registre du paradis fiscal, que nous avons pu nous procurer, la société n’est en fait qu’une boîte postale hébergée au sein du siège singapourien du cabinet d’audit français Mazars :