7 mai 2014 – Nogent sur Marne
Ce n'est pas sans une certaine émotion, sans une certaine inquiétude aussi, que j'ai accepté de prendre la parole aujourd'hui, à la demande du Colonel Luciani. Une émotion,… comment ne pas être ému lorsqu'on s'apprête à évoquer ces heures douloureuses de Dien-Bien- Phu… Pourquoi inquiet ? C'est que je me sens bien petit à côté de ces anciens dont certains sont ici et qui, avant de subir leur captivité, ont vécu entièrement toutes ces 57 terribles journées du 13 mars au 7 mai 1954, à Dien-Bien-Phu. C'est un peu à eux que s'adressera en priorité mon propos d'aujourd'hui. Que le reste de l'assistance veuille bien me pardonner cette préférence !
Personnellement, pilote dans l'armée de l'air, je ne connaissais la "cuvette" de D-B-Phu que du haut de mes 2 000 ou 3 000 mètres, à travers le voile épais de la brume sèche ou, par intermittence, dans les trous épars de la couche de nuages. Affecté au Groupe de Bombardiers B 26 d'Haïphong, une ou deux fois par jour, ou de nuit, je venais vous apporter un secours bien précaire. Il ne m'était pas possible alors de ne pas penser à ce que vous étiez en train de vivre, vous tous, là-bas, dessous… Tous les jours, au brieffing matinal, un officier de renseignement venait faire aux équipages le point sur la situation en nous donnant les dernières précisions sur les positions "amis" et "ennemis". Jours après jours nous voyions la peau de chagrin se réduire, depuis les premiers assauts sur Gabrielle et Béatrice, les premiers points d'appui attaqués par les viets. A l'évidence nous connaissions déjà l'issue inexorable.
Aussi, avec quelle angoisse nous apprenions chaque jour que de nouveaux volontaires, dont certains n'avaient aucune expérience du saut en parachute, étaient venus vous rejoindre au cours de la nuit précédente !
Aviateurs, nous étions privilégiés au point d'en ressentir une certaine culpabilité à votre égard. Chaque jour, une fois la ou les missions quotidiennes effectuées, nous retournions à la base, parfois un peu sur les rotules il est vrai. Mais nous retrouvions notre mess, notre chambre, nos habitudes… Une vie quasi normale !
Toutefois, début février, j'avais pu partager un peu, pendant une dizaine de jours, votre vie de combattant au sol. C'était à Muong-Saï, aux portes du Laos. J'y avais été détaché comme "P.C.I.A.", cela veut dire que j'étais l'aviateur qui, au sol, devait assurer le guidage des interventions aériennes au profit de ce petit poste. Un petit poste niché tout en haut d'un piton dominant la haute vallée d'un affluent de la Nam Hou. Au moment même où l'avion de liaison me déposait au pied du piton, une pluie inattendue d'obus de mortier s'est abattue sur le site. Les Viets venaient d'arriver et, malgré le renfort d'un bataillon, ils ont pu nous boucler sur place sans aucun espoir de sortie. J'ai pu connaître ainsi la crainte du prochain coup de mortier, j'ai pu connaître aussi la crainte de finir, au mieux, comme PIM au "21ème Balancier" ! ("21ème balancier", c'est ainsi que nous avions pris l'habitude d'évoquer l'éventualité d'être prisonnier, allusion avec ces balanciers que les vietnamiens utilisent pour tous les transports de charge)… J'ai pu connaître aussi le Vinogel, (un concentré de grosse vinasse) ainsi que la viande de buffle boucanée au soleil ; j'ai appris que l'on pouvait très bien vivre sans se laver et j'ai pu partager mon coin de cagna avec de gros rats qui étaient apparemment très heureux de leur sort…
Puis, un matin, plus rien… Le silence. Les Viets étaient partis, dans la nuit, sans dire un mot. Leur action sur Muong-Saï n'était qu'une diversion. Pendant ce temps, le gros leurs forces s'installaient aux abords de Dien-Bien-Phu. Le soir même un Dakota me ramenait à Hanoï, pas à moitié satisfait de m'en être sorti. Je ne pouvais savoir sur l'instant que je ne faisais que reculer pour mieux sauter… au sens propre du mot !
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Et le 26 avril 1954 ma vie a changé. L'après-midi, un premier B 26 de mon Groupe a été descendu en flammes sur la cuvette, certains d'entre vous s'en souviennent peut-être. A la tombée de la nuit, un deuxième B 26, celui que je pilotais, était atteint au moteur droit qui a immédiatement pris feu. L'avion restant encore pilotable, je me suis éloigné de la zone espérant de pouvoir peut-être éteindre l'incendie et rejoindre ma base... Quatre minutes plus tard, l'incendie continuant à se développer, il ne restait plus qu'à évacuer l'appareil en vol en pleine nature dans cette "haute région" du Tonkin. Arrivé au sol, la nuit était déjà tombée… Adieu mon lit douillet de Haïphong !… Mais c'était un juste retour des choses : je venais tout simplement partager d'un peu plus près votre vie de combattant et bientôt votre vie de "Tu Binh", prisonnier des Viets !
De fait, à peine 24 heures plus tard, avec mon navigateur retrouvé au sol au petit matin, nous avons été pris par des paysans méos. Ils nous ont attaché les coudes dans le dos et nous ont ramenés aux Viets en trois jours de marche forcée.
Au terme de cette marche, ce fut d'abord Muong-Phan, un site situé à vingt kilomètres à peine à vol d'oiseau du PC de D.-B.-Phu, à moins de quinze kilomètres de Béatrice ! Là grouillait plus d'un millier de "bo-doï" (les soldats "vietminh") et de coolies, hommes, femmes et enfants… Comment cet innommable caravansérail avait-il pu rester inaperçu de nos avions, ignoré par nos services de renseignements ?...
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Une quinzaine de jours plus tard, vers le 12 mai sans doute, c'est dans un camp de transit près de Tuan-Giao, que nous avons vu arriver vos pitoyables colonnes. Nous avons vu arriver en particulier vos chefs directs, les uns nu-tête, le regard bas,… les autres la tête haute malgré la défaite mais avec la fierté d'avoir combattu jusqu'au bout.
Deux jours plus tard, ensemble, nous avons entrepris la "longue marche" qui nous menait vers les camps. Nous imaginions déjà les souffrances qui nous attendaient. La réalité sur ces 600 à 800 kms a dépassé nos prévisions !
Parmi toutes les images qui habitent nos souvenirs, laquelle pourrais-je citer ? J'évoquerai celle de ce camarade arrivé à la dernière limite de ses forces du côté de Na-San. Je m'en souviens, nous venions de longer la vielle piste de ce lieu, souvenir d'une victoire chèrement gagnée. Vous aviez précédemment brancardé pendant des heures, à tour de rôle, ce grand corps déjà inerte. Mais les "bo-doï", ne supportaient pas le retard que cela occasionnait à notre colonne. Ils nous ont contraints à l'abandonner là, sur le bord de la route. Nous n'avons rien pu faire d'autre, le laisser là dans la nuit, à sa solitude et à sa mort : "C'est l'ordre de Giap !", nous ont affirmé les bo-doï.
Oui, tels étaient les ordres ce grand chef, ce "héros" dont le quatrième ou cinquième personnage de notre République a pu honorer récemment la mémoire avec faste, au mépris de nos souffrances, au mépris de nos morts, au mépris des survivants de familles encore en deuil !
Avec mon navigateur, nous avions commencé cette route dans le dénuement le plus complet. Nos combinaisons de vol étaient en loques, nos chaussures basses à semelles de crêpe avaient rendu l'âme depuis longtemps… "J'étais nu et vous m'avez habillé !" L'un de vous m'a passé une veste de treillis, un autre une paire de brodequins ! Ainsi, j'ai pu poursuivre la route grâce à vous !
Une autre image ? Je prendrai celle de cette grossière parade, reprise quatre ou cinq fois si mes souvenirs sont exacts, devant les caméras d'un cinéaste russe, Karman. Nous étions sur les bords de la Rivière Claire, au nord de Tuyen-Quang. Depuis, nous avons revu maintes fois les photos du troupeau informe de nos silhouettes éreintées, flanqués de part et d'autre par des bo-doï méprisants. Ce n'était là, parmi tant d'autres, qu'un aspect de ce processus de véritable déshumanisation entrepris sur chacun de nous, sur les ordres de Giap !
Souvenez-vos, nous étions des "criminels de guerre"… Seule l'infinie clémence de l'Oncle Hô, Ho-Chi-Minh, nous permettait encore de survivre, à condition que nous acceptions de renoncer à notre honneur… Que nous acceptions de perdre notre personnalité même. Nous n'étions plus que d'anciens colonialistes, capitalistes, impérialistes qu'une repentance affirmée allait enfin transformer en homme nouveau. Nous avions été battus sur le terrain. Giap voulait encore détruire notre âme !
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Puis ce fut l'arrivée au camp. En arrivant au Camp n°1, le camp où étaient regroupés tous les officiers, je me souviens de cette rencontre inopinée, sur les diguettes glissantes, avec un groupe de prisonniers du Camp qui revenait d'une corvée de riz. C'était juste à l'entrée de cet étroit goulet qui, entre deux pics calcaires, protégeait une étroite vallée. Il y avait là dans ce groupe un vieux camarade, un pilote de chasse abattu dans le Delta deux ans plus tôt. Il nous a accueillis comme un grand frère ! Puis, ce sont les anciens, les prisonniers de Cao Bang qui nous accueillaient à leur tour. Depuis quatre ans ils avaient erré dans tout le Nord Tonkin avant que leur camp ne s'installe définitivement dans cette petite vallée de Long-Vaï où nous venions d'arriver.
L'arrivée au camp représentait tout de même l'espoir d'une vie plus acceptable après les souffrances de la route. Plus acceptable… Il faut le dire vite !
Et là, je veux avoir une pensée particulière pour ceux d'entre vous qui, prisonniers, étiez sous-officiers ou hommes de troupe. Je sais que nous, officiers, nous avions été relativement privilégiés, au camp n°1… Je sais que vos conditions de détention ont été autrement difficiles et qu'une proportion bien plus importante d'entre vous est restée sur place pour toujours. C'est bien là un hommage particulier que je vous devais.
D'ailleurs, sur la route de leur libération, les prisonniers du camp n°1 ont pu connaître ce qu'était la vie dans les autres camps. Nous avons été bloqués pendant une quinzaine de jours au Camp n°124, à Nimh-Kiem, pour une raison qui ne nous jamais été expliquée. Ce camp venait d'être libéré de ses occupants précédents, principalement nord-africains. Le camp était immonde. Une odeur pestilentielle régnait sur tout le site. Aux alentours, par endroit la terre fraichement remuée recouvrait à peine les dépouilles de ceux qui n'avaient pu survivre… Seules marques d'une attention particulière de la part des viets, de grandes affiches rédigées en français et en arabe étaient placardées sur les cloisons de keffen. Elles rappelaient, bien sûr, la grande clémence de l'Oncle Hô et la sagesse du général Giap, avant de glorifier les victoires du communisme international. Elles se terminaient par un appel vibrant à l'insurrection contre la France.
Moins d'un an plus tard, l'Algérie s'embrasait à son tour !
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Je peux peut-être revenir sur Dien- Bien-Phu et la bataille. De nombreux ouvrages (cent ou deux cent !), ont été écrits pour en étudier tous les aspects, examiner les causes de notre défaite ou déterminer les responsabilités de celui-ci ou de celui-là.
A mon sens, parmi toutes les causes du désastre, la principale n'a été que peu évoquée. Je veux parler du manque total d'imagination du haut commandement en ce qui concernait les capacités de notre adversaire en matière de volonté, en matière d'organisation, en matière de camouflage, en matière de logistique lourde.
Le général Giap nous avait pourtant prévenus. En 1946, dans le cadre de pourparlers antérieurs, il s'exprimait ainsi devant la mission française de liaison avec le Viet-Minh : "Les destructions, qu'importe... Les pertes ?... un million de morts vietnamiens, aucune importance !… Les Français tomberont aussi… Nous sommes prêts, cela durera deux ans, cinq ans s'il le faut." En fait, Giap était optimiste… Avec la guerre du Vietnam menée ensuite par les Etats-Unis, cela a duré trente ans !
Et pourtant, en 1954, personne n'avait pu imaginer qu'à côté de son corps de bataille Giap allait pouvoir lever une armée de quelques 200 000 coolies. C'est toute une population civile, hommes, femmes et même enfants (oui, comme ces enfants que j'avais vus à Muong- Phan),… c'est toute une population civile qui a été déplacée, contrainte et forcée, dans cette Haute Région du Tonkin pour transporter des tonnes de riz (à 300gr par jour et par personne, multiplié par 250 000 : 75 tonnes quotidiennes !)… pour transporter du riz et aussi pour réparer de leurs mains nues, la nuit, les destructions effectuées sur la route réalisées la veille par nos avions !...
Aucune statistique ne dira jamais quelles auront été les pertes parmi ces civils, sans aucun doute des milliers ! Nous connaissons les crimes de guerre commis par les troupes de Giap, les massacres et les tortures de prisonniers qui étaient systématiques jusqu'aux débuts des années 50. Nous avons constaté les tirs délibérés sur les hélicos ou avions marqués de Croix Rouges en évacuation sanitaire. Le maintien des blessés sur les camps retranchés, épreuve impitoyable pour les combattants assiégés, faisait évidemment partie de la stratégie de Giap… Mais le déplacement contraint et forcé, dans des conditions effroyables, de ces milliers de civils n'est-il pas aussi de la part de Giap un crime de guerre à l'encontre de sa propre population ?
Monsieur Fabius (c'est bien lui que j'évoquais à l'instant) nous a présenté Giap comme un idéaliste épris de l'indépendance de son pays… Quelle erreur ! L'indépendance du pays était déjà pratiquement acquise, mais elle n'était pas communiste !... Giap n'était pas un idéaliste, il n'était qu'un idéologue acharné du communisme international dans le Sud-Est asiatique… Il est parvenu à son but, jusqu'au Laos ou au Cambodge… Avec les résultats que l'on sait !
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Cette année 2014 est fertile en anniversaires, la première guerre mondiale, un siècle,… le débarquement en Normandie, 70 ans…la création des Forces Nucléaires Stratégiques nationales, cinquante ans,… Dien-Bien Phu et la fin de la guerre française au Vietnam, soixante ans !
Ce dernier anniversaire, que nous célébrons aujourd'hui, peut aussi être désigné comme celui de la Fin d'un Siècle de Présence Française en Indochine. Cela vaut la peine de s'y arrêter. Mais au lieu de gémir comme le font certains dans une repentance anti-coloniale que rien ne justifie, ce sera pour rappeler tout ce que cette présence française a apporté à l'Indochine. Dans ce pays encore moyenâgeux la France a construit des routes, des voies ferrées, des barrages... La France a introduit des services médicaux, créé des hôpitaux, mis sur pieds deux Instituts Pasteur, l'un à Saïgon, l'autre à Nha-Trang… Auparavant, depuis plus de quatre siècles, les missionnaires français avaient déjà commencé la "Romanisation" de la langue écrite, c’est-à-dire la transcription de la langue écrite vietnamienne avec des caractères latins, les nôtres. Ils avaient créé ainsi un outil irremplaçable pour le développement social et intellectuel du pays.
Les écoles ont suivi, puis l'Université de Hanoï. La France a ainsi réalisé toutes les infrastructures et tous les outils nécessaires à un essor économique, social, sanitaire,… ainsi qu'un accès de tous à la connaissance intellectuelle et à la culture. Cela a permis un essor sans équivalent dans toute la zone du Sud-est asiatique !
De tout cela, dans nos camps, l'oncle Hô ne nous en a pas parlé…
Oui, l'oncle Hô ne nous a pas parlé de tout cela… mais nous devons être fiers de tout ce qui a été réalisé par la France même si, finalement, l'oncle Ho a pu utiliser cet outil éducatif à notre détriment.
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En huit ans de guerre, le Corps expéditionnaire Français a perdu 40 000 soldats. 40 000 vies données pour la défense de la liberté face à une idéologie totalitaire dont nous avons vu depuis l'effondrement et le triste bilan en Europe. Vous, mes amis anciens de Dien-Bien-Phu vous avez été les acteurs du dernier combat. Pour reprendre le mot célèbre d'Henri Guillaumet, aviateur perdu dans la Cordillère des Andes, nous pouvons vous dire : "Ce que vous avez fait, aucune bête au monde ne l'aurait fait !"
Aujourd'hui, dans la quiétude de leurs bureaux, des politiciens de rencontre, dont certains dénués de toute morale, ne cessent de nous ressasser les valeurs de la République !... Certes, nous devons respecter les valeurs de la République… Mais vous, ce dont vous avez donné le témoignage ce sont des valeurs fondamentales de la personne humaine. Les valeurs fondamentales de la personne humaine…Vous avez témoigné de votre courage, de votre droiture, de votre fidélité à l'engagement, de votre abnégation et votre don de soi…
L'ensemble de ces valeurs, ça s'appelle l'honneur.
Soyez fiers de ce que vous avez fait !
Mais, nous avons laissé là-bas nos camarades, nos amis. Que leur souvenir reste ancré dans notre mémoire, ancré dans le fond de notre âme, à jamais ! Tous ici, nous sommes réunis pour célébrer leur mémoire.
Pierre CAUBEL