Filmer la guerreMarc Charuel le jeudi, 01/10/2009
L’histoire mal connue de ces soldats de l’image, qui fixèrent la mémoire de la reconquête en Indochine jusqu’au crève-cœur de Diên Biên Phù. Et portèrent témoignage de tous les sacrifices consentis.Des “crabes” fonçant vers une lisière de palmiers, des catapultages sur le
pont d’un porte-avions en mer de Chine, des bombes s’abattant sur le miroir des rizières, des paillotes en flammes, des soldats à la peine dans la boue ou montant à l’assaut dans la jungle, des soldats du Viêt-minh faits prisonniers, des blessés, des morts… Des paysans en liesse aussi, des danses folkloriques, la douceur de Saigon et de Hanoi… Et des visages emblématiques de cette histoire de France :
Leclerc acclamé en libérateur, de Lattre de Tassigny – le “roi Jean” – prononçant son poignant discours à la jeunesse vietnamienne, Geneviève de Galard, Bigeard… Partout où les forces du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient combattaient, les opérateurs photographiques ou cinématographiques étaient à leurs côtés. « Caméra braquée comme une mitraillette », rappelle Pierre Schoendoerffer, dans la Guerre d’Indochine, le très bel album signé Patrick Buisson qui vient de paraître.
L’ouvrage, qui propose également un DVD, aide à comprendre comment fut filmée cette guerre. Avec, notamment, des extraits d’actualités cinématographiques, telles qu’on pouvait les voir à l’époque, et un portrait inédit de Pierre Schoendoerffer, figure emblématique s’il en est des témoins de ce conflit.
Des images fortes et sobres, au commentaire souvent mélancolique et
qui s’avèrent être le meilleur hommage rendu depuis longtemps à leurs
auteurs.
Sur le terrain, la section ciné-photo regroupe les photographes et cameramen du SCA (service cinématographique des armées). Placée sous le
contrôle du SPI (service presse information), elle a pour mission d’assurer la couverture du conflit. Au début de l’automne 1945, les troupes françaises embarquent « pour reconquérir cette terre fidèle, si fortement marquée par son génie colonisateur ! » affirme le commentateur. On pouvait encore y croire, le 5 octobre, lorsque le général Leclerc débarque à Saigon. Malgré la pluie torrentielle qui s’abat sur la Cochinchine, les rues sont noires de monde. La foule est en délire. Les opérateurs du SPI ont l’impression de revivre la libération de Paris.
Pourtant, Hô Chi Minh a proclamé l’indépendance du Viêtnam depuis le 2 septembre, jour de la capitulation japonaise. Pendant une année, Leclerc évitera les affrontements majeurs. Mais, en décembre 1946, toutes les médiations ont échoué. De part et d’autre, l’incompréhension a été totale, « un compendium des occasions perdues », résume Patrick Buisson. L’“oncle Ho” appelle au soulèvement populaire pour chasser les Français et la guerre éclate. Comme les combattants, les cinéastes aux armées découvrent rapidement que le conflit ne sera pas gagné sur le plan strictement militaire. L’Indochine devient une aventure pour elle-même. On se bat pour les copains…
Dès le début des hostilités, le quiproquo sur la reconquête de la colonie s’installe par les images. Sur le terrain, les autorités militaires ne censurent rien. « À quoi bon remporter une victoire si personne ne le sait ? » insiste le général de Lattre. Ceux qui se sont engagés pour couvrir la guerre jouissent d’une liberté totale. Ils se déplacent où ils le souhaitent et filment les premiers blessés et tués du Corps expéditionnaire. En métropole, en revanche, on n’en montre rien. Comme si l’on était déjà dans la rhétorique du “zéro mort”. À Paris, le pouvoir politique est avare de ses soldats. Le gouvernement refusera d’y envoyer le contingent. L’Indo est une guerre « avec des moyens mesurés pour une ambition démesurée », rappelle Patrick Buisson.
Les métropolitains se moquent bien des confettis de l’empire. Seuls, le prix du pain, l’inflation et le coût de la reconstruction intéressent les Français. Les magazines Indochine, terre française et Caravelle, créés pour sensibiliser l’opinion, n’y changeront rien.
Après avoir refusé de voter les crédits militaires, les communistes vont passer aux actions de sabotage. Les dockers et les cheminots CGT refusent d’acheminer le matériel. Les soldats embarquent à Marseille sous les insultes et la protection de la police.
C’est dans ce climat délétère que vont opérer des hommes comme Jean Péraud, André Lebon, Georges Kowal et, après la mort de celui-ci, Pierre Schoendoerffer, pour fixer la mémoire de ce qui sera l’une des pages les plus glorieuses de l’histoire de l’armée française. Ils ont entre 20 et 25 ans. Malgré la modestie de leurs grades – ils sont caporaux ou sergents –, ils fascinent déjà par leur simplicité et leur bravoure sous le feu ennemi. Ils côtoient les empereurs, les rois, les généraux… Norodom Sihanouk s’en souviendra quand il aidera Schoendoerffer à réaliser dans la forêt cambodgienne, dix ans après la fin de la guerre, son film remarquable, la 317e Section.
Ils veulent être de toutes les opérations. Dans la boue des rizières, dans les jungles de bambous inextricables, de jour comme de nuit, dans la chaleur épouvantable des saisons sèches ou sous les pluies diluviennes des moussons, qu’importe. Ils font leur métier avec un matériel désuet. Les caméras ne permettent qu’une minute de tournage et des plans de vingt secondes au maximum ! Les magasins supplémentaires et les batteries de rechange leur imposent des charges de coolies. Les photographes travaillent avec l’épouvantable Rolleiflex, vraie boîte à savon. Les conditions de prise de vue sont exécrables.
Pourtant, leurs images de cette guerre d’Indochine comptent parmi les plus belles du genre. Parce qu’elles montrent, sans fard, combien ces hommes, au-delà de leur talent, étaient proches des combattants.
Ils témoignaient de la vérité nue du conflit. Ils en filmaient les acteurs avec une empathie inconnue jusqu’alors. Peu de documentaires de la Première et de la Seconde Guerre mondiale avaient brossé de tels portraits des soldats au combat, s’attardant sur le visage des hommes, racontant leur quotidien…
Leurs photos et leurs films feront le tour du monde pendant plusieurs années. Ainsi, le cliché qui fait la couverture de l’album la Guerre d’Indochine. À 8 heures du matin, le 17 juillet 1953, l’opération Hirondelle vient de commencer. Le photographe Paul Corcuff a été parachuté avec les premiers éléments du 6e bataillon de parachutistes coloniaux sur Lang Son. Il photographie le lieutenant Rivier observant son unité en pleine phase de largage. Cette opération, qui a pour objectif de détruire des dépôts du Viêt-minh, comptera bientôt parmi les plus beaux faits d’armes de l’armée française en Indo. Corcuff sera cité à l’ordre de l’armée (croix de guerre des
théâtres d’opérations extérieurs avec palme). Tous ses confrères seront plusieurs fois décorés.
Une dizaine de photographes et de cameramen sont morts en Indochine Schoendoerffer l’écrit dans sa préface de l’album : « Nous étions une bande de frères […]. Nous étions jeunes, nous étions maigres, nous prenions comme elles venaient bonnes ou mauvaises fortunes, nous marchions l’âme pleine d’espérance […]. Notre mission de soldat de l’image était de rendre compte […] et nous rendions compte, chacun suivant sa personnalité, sa sensibilité, son regard et son style […].
J’ai filmé ce que j’avais vu […]. Rarement, j’ai été aussi libre de ma vie. » Ils filmaient et photographiaient les combats, mais aussi l’arrière, le soldat dans son cantonnement ou en bordée à Hanoi ou à Saigon.
À partir de 1949, la France abandonne son idée de reconquête au profit de la pacification. Mais le vent tourne. Moins de quatre ans plus tard, Paris, qui doit trouver une porte de sortie au conflit, veut y parvenir en position de force. Espérant rééditer l’exploit de Na San, le général Navarre, nommé nouveau commandant en chef, décide d’installer un camp retranché à Diên Biên Phù pour fixer l’ennemi et protéger le Laos. En novembre 1953, l’opération Castor est déclenchée.
Cinq mille parachutistes sautent sur la cuvette. Opération à grand spectacle… On a donné des noms féminins aux avant-postes : Gabrielle, Béatrice, Dominique, Éliane…
Les trois premiers mois, tout le gratin de la République s’y fait photographier ou filmer. « Nous nous battrons comme à Verdun », entend-on. Funeste pronostic ! Les troupes de Giap vont enfermer DiênBiên Phù dans une nasse. Le Viêt-minh achemine, à dos d’hommes, son artillerie sur les hauteurs dominant la place forte, comme le montrent d’hallucinantes images inédites du DVD. Le 13 mars 1954, Giap déclenche son offensive finale contre le point d’appui Béatrice, tenu par la Légion étrangère. Un feu roulant s’abat sur les troupes françaises. Le photographe Raymond Martinoff et le cinéaste André Lebon débarquent de l’un des derniers avions à pouvoir atterrir. Martinoff est tué presque immédiatement et remplacé par Daniel Camus. Blessé peu après, Lebon sera amputé sur la position Anne-Marie. Et le 18 mars, dix jours seulement après avoir été blessé plus au sud du Tonkin, Schoendoerffer, qui doit être rapatrié vers Paris, se porte volontaire pour sauter sur le camp retranché avec l’une des dernières vagues de renforts.
Jusqu’au terme de la bataille, le 7 mai, ils auront couvert, d’un bout à l’autre, les cinquante-sept jours de combats. Mais, à l’exception des seules images transmises jusqu’au 27 mars – quinze jours seulement ! –, tous les autres films et photos furent à jamais perdus. « Au moment de la reddition du camp, les combattants avaient reçu l’ordre de détruire leur armement. J’ai donc mis le feu à mes pellicules et cassé ma caméra », raconte Schoendoerffer. Les six bobines – six minutes ! – qu’il tenta de sauver du désastre lui furent confisquées. Peut-être dorment-elles quelque part dans les tiroirs de la bureaucratie de Hanoi.
À l’issue de la bataille, Péraud, Camus et lui prirent la route des camps de prisonniers. Le premier disparut à jamais dans la jungle au cours d’une tentative d’évasion, les deux autres passèrent plusieurs mois en captivité.
Une dizaine de photographes et de cameramen auront perdu la vie en Indochine du côté français. Le dernier, Everette Dixie Reese, fut tué à Saigon le 25 mai 1955. Il était américain. Préfigurant en quelque sorte l’hécatombe qui allait s’abattre sur les reporters engagés dans le second conflit opposant le Nord-Viêtnam aux États-Unis, jusqu’au 30 avril 1975.
Schoendoerffer n’a cessé d’être hanté par ce passé, « ses frères, et cette Indochine imbibée de leur sueur, de leur sang et de leurs larmes ». Il confia aux Vietnamiens en 1991, lorsqu’il tourna son propre film Diên Biên Phù, qu’il se sentait pour toutes ces raisons « chez eux, chez lui ». Il reçut un accueil exceptionnel.
La Guerre d’Indochine, de Patrick Buisson, Albin Michel, 256 pages, un DVD inclus, 29,90 euros.